Un relief à part dans la mosaïque champenoise

La Montagne de Reims s’étire sur une vingtaine de kilomètres, en forme de plateau boisé dominant la plaine champenoise. Entre Reims et Épernay, ce relief marque une rupture nette, presque abrupte, avec les paysages avoisinants. Culminant à 288 mètres au mont Sinaï, cette « montagne » n’a rien d’alpin, mais façonne un amphithéâtre exposé pour la vigne, ponctué de villages dont certains comptent parmi les plus fameux : Ambonnay, Bouzy, Verzy, Verzenay, Mailly…

Ce qui distingue la Montagne de Reims dans le vignoble champenois, c’est précisément ce positionnement en surplomb : une dorsale couverte de forêts, des coteaux pentus orientés pour l’essentiel au nord, à l’est ou au sud, une série d’anses et de creux où la vigne s’est faufilée, dictée par l’histoire du sol et par le sens du soleil.

Des sols crayeux mais nuancés : la signature du sous-sol

La craie affleure partout en Champagne, mais celle de la Montagne de Reims n’est pas toujours celle que l’on croit. S’il y a bel et bien de la craie du Campanien, similaire à celle que l’on trouve à la Côte des Blancs, la Montagne de Reims se distingue surtout par la diversité de ses sols et de ses sous-sols sur une courte distance :

  • Craie affleurante : dominante autour de Verzy, Verzenay, Mailly – une craie fine, poreuse, qui draine et retient à la fois l’eau, participant à la fraîcheur des vins.
  • Marnes et argiles rouges ferrugineuses : présentes sur les parties hautes, apportant structure et notes épicées, par exemple autour de Bouzy et Ambonnay.
  • Sables, limons : en périphérie des coteaux ouest et sud. Ces apports modifient le profil hydrique et la vigueur de la vigne, nuançant la signature aromatique des raisins.

Ce puzzle pédologique ne doit rien au hasard. Sur moins de 25 km, la Montagne de Reims concentre plus de variations qu’on ne l’imagine. L’Institut national de l’origine et de la qualité (INAO) a cartographié pas moins de 320 parcelles en Grand Cru pour 7 villages seulement (source : CIVC).

Le climat : fraîcheur, tension, équilibre

La Montagne de Reims subit l’influence continentale mais bénéficie aussi de la régulation océanique. Les forêts jouent un rôle capital : elles protègent les vignes du vent et limitent les excès thermiques. Les précipitations sont légèrement supérieures à la moyenne champenoise – autour de 650-700 mm/an –, mais avec une répartition variable selon l’altitude et l’exposition.

Ce microclimat permet au pinot noir, cépage-roi du secteur (près de 60% de l’encépagement total), de mûrir lentement, conservant une trame acide et une dimension fruitée, tout en développant puissance et nervosité. Les nuits fraîches, les brouillards matinaux, la maturation lente : tout concourt à préserver la tension, la colonne vertébrale qui donne aux vins leur nervosité typique.

Quelques chiffres pour situer :

  • Superficie : 2 300 hectares (environ 30% du vignoble champenois)
  • Altitude des vignes : 90 à 260 m
  • Jours de gel de printemps (moyenne décennale) : 13 jours/an à Verzenay
  • Somme de températures actives sur la période végétative : entre 1 300 et 1 350 °C
(Source : Comité Champagne, Observatoire Viticole Régional)

Pinot noir et la recherche du grand cru

Quand on évoque la Montagne de Reims, un nom s’impose : le pinot noir. Ici, ce cépage trouve, sur certains coteaux crayeux et bien exposés, une expression difficile à égaler. La quasi-totalité des 17 villages classés “grand cru” de Champagne se situent sur trois secteurs – dont la Montagne de Reims, qui en compte 9 : Ambonnay, Bouzy, Louvois, Mailly, Puisieulx, Sillery, Verzenay, Verzy, Beaumont-sur-Vesle.

Ce que les dégustateurs notent le plus fréquemment ? Puissance aromatique, vinosité, mais aussi une rare finesse tannique (pour des vins “clairs”, avant prise de mousse). À Bouzy, par exemple, la tradition du “Bouzy rouge” (coteaux champenois) témoigne d’un pinot noir capable disséminer des notes de cerise noire, de réglisse, de poivre, malgré le climat septentrional.

Le classement en grand cru s’est construit historiquement sur une combinaison d’indicateurs : potentiel qualitatif, régularité des maturités, homogénéité du terroir, réputation marchande (source : Valérie Dautresme, “Champagne : le grand livre du vin”, 2021). Certaines de ces parcelles sont encore aujourd’hui convoitées, objets de transactions parmi les plus chères du vignoble.

Histoire et notoriété : l’influence des maisons et des coopératives

La réputation de la Montagne de Reims ne s’est pas faite en un jour. Dès le XIX siècle, les grandes maisons de Champagne s’approvisionnent dans les villages de la “montagne” pour apporter charpente, couleur et longueur à leurs cuvées. C’est aussi ici que se développent des coopératives viticoles puissantes — Mailly, Verzenay, Louvois — gérant des vignobles morcelés, animés par une solidarité peu commune.

Quelques anecdotes marquantes révèlent l’attachement historique à ce secteur :

  • 1836 : Le village d’Ambonnay signe les premières ventes groupées à une maison de Champagne, créant un précédent dans le partage de la valeur.
  • 1936 : Le classement officiel en “grand cru” consacre l’élite de la Montagne de Reims mais aussi la structuration de l’approvisionnement en raisins haut de gamme pour les champagnes de prestige.
  • Depuis les années 2000 : Les vignerons indépendants accèdent à une notoriété mondiale, portés par la reconnaissance de terroirs précis (ex. Les Crayères, Les Cheminées), contribuant à renouveler la lecture du paysage local.

La géographie de la propriété reste marquée par cette histoire : 7,2 ares en moyenne par propriétaire sur les villages historiques (source : Comité Champagne 2023).

Des défis contemporains : mutation climatique et nouvelles attentes

Si la réputation est solide, la Montagne de Reims, comme toute la Champagne, doit composer avec de nouveaux enjeux. Depuis le début des années 2000, la température moyenne a gagné près d’1°C, la vendange avance de plus en plus tôt (parfois dès fin août), et la question de la gestion de l’eau devient urgente sur certains coteaux. Pourtant, la fraîcheur relative et la capacité de la craie à stocker l’humidité restent des alliées précieuses.

Le secteur se distingue aussi par des réponses collectives :

  • Expérimentations sur la conduite en hautes vignes (vignes palissées à 1,6 m et plus)
  • Conversion en bio et en biodynamie (près de 8% de la surface du secteur en 2023, source : Agence Bio)
  • Adaptation des itinéraires techniques : désherbage mécanique, sélection massale, cépages résistants (essais confidentiels de pinot meunier sur parcelles crayeuses orientées nord)

Les grands producteurs comme les vignerons plus modestes s’interrogent aujourd’hui sur le maintien de la typicité, sur la complantation, sur la lecture renouvelée du sol. Le cahier des charges n’est plus seulement qualitatif ou économique : il englobe le souci agronomique et environnemental, pour que la renommée ne soit pas un héritage figé mais une force dynamique.

Perspectives : la Montagne de Reims, entre mythe et laboratoire d’avenir

La notoriété de la Montagne de Reims n’est pas le fruit d’un seul facteur mais d’une conjugaison rare : relief, diversité pédologique, climat aux marges, histoire humaine patiente, exigences techniques répétées génération après génération. Au fil des dégustations, il devient difficile de séparer la place du mythe – cette “âme” du Grand Cru que beaucoup évoquent – des vertus franchement tangibles du paysage et du savoir-faire.

Aujourd’hui, la Montagne de Reims demeure un observatoire privilégié de l’évolution viticole. Les changements en cours, testés dans ses villages, pourraient inspirer le reste de la Champagne : adaptation au réchauffement, quête d’une expression plus fine du terroir, ouverture à l’agroécologie. Cette capacité à se réinventer, sans renier l’héritage du sol, éclaire la vraie singularité du secteur : une réputation fondée sur l’attention constante au détail et la curiosité pour demain.

Pour explorer plus loin :

En savoir plus à ce sujet :